Le Conseil constitutionnel précise l’interprétation des textes relatifs au droit de rétrocession des propriétaires de biens cédés sous DUP
Commentaire de la décision du Conseil constitutionnel n° 2024-1112 QPC du 22 novembre 2024 Par une décision n° 2024-1112 QPC du 22 novembre 2024 (NOR : CSCX2431609S, JORF n°0277 du 23 novembre 2024, Texte n° 59), le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur la constitutionnalité des dispositions du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique relatives aux modalités […]
Commentaire de la décision du Conseil constitutionnel n° 2024-1112 QPC du 22 novembre 2024
Par une décision n° 2024-1112 QPC du 22 novembre 2024 (NOR : CSCX2431609S, JORF n°0277 du 23 novembre 2024, Texte n° 59), le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur la constitutionnalité des dispositions du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique relatives aux modalités d’exercice du droit de rétrocession.
L’article L. 421-1 du code de l’expropriation dispose que :
« Si les immeubles expropriés n’ont pas reçu, dans le délai de cinq ans à compter de l’ordonnance d’expropriation, la destination prévue ou ont cessé de recevoir cette destination, les anciens propriétaires ou leurs ayants droit à titre universel peuvent en demander la rétrocession pendant un délai de trente ans à compter de l’ordonnance d’expropriation, à moins que ne soit requise une nouvelle déclaration d’utilité publique. »
L’article L. 421-3 du même code prévoit toutefois, à peine de déchéance du droit de rétrocession, que :
« le contrat de rachat est signé et le prix payé dans le mois de sa fixation, soit à l’amiable, soit par décision de justice. »
Dans l’affaire ayant donné lieu à la décision commentée, une opération d’aménagement avait été déclarée d’utilité publique par un arrêté préfectoral du 8 novembre 1993.
Par acte notarié[1] du 1er août 1994, l’expropriant avait acquis des terrains situés dans le périmètre de la déclaration d’utilité publique.
En l’absence d’affectation dans le délai prévu, le tribunal de grande instance de Thionville, par un jugement du 15 février 2013, en avait ordonné la rétrocession.
Le prix de rétrocession avait été fixé par un jugement du 14 novembre 2019, rectifié par un jugement du 19 mars 2020.
Le 13 octobre 2020, l’expropriant avait notifié aux intéressés la déchéance de leur droit de rétrocession en application de l’article L. 421-3 du code de l’expropriation.
Par une ordonnance du 3 juin 2024, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Thionville a transmis à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité suivante.
« L’article L. 421-3 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique porte-t-il atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen de 1789 ainsi que par l’article 1 du protocole n° 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ? »
Après avoir déclaré irrecevable la question prioritaire de constitutionnalité en ce qu’elle alléguait la violation de l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la Cour a considéré que la question, en ce qu’elle visait les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, présentait un caractère sérieux (Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 5 septembre 2024, n° 24-40.013).
La Cour a d’abord rappelé la décision du Conseil constitutionnel n° 2012-292 QPC en date du 15 février 2013 selon laquelle:
« en instaurant le droit de rétrocession, le législateur a entendu renforcer ces garanties légales assurant le respect de l’exigence constitutionnelle selon laquelle l’expropriation d’immeubles ou de droits réels immobiliers ne peut être ordonnée que pour la réalisation d’une opération dont l’utilité publique a été légalement constatée ».
Faisant application de l’intention du législateur telle qu’interprétée par le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation a estimé que la disposition contestée était susceptible de priver d’effectivité l’exercice du droit de rétrocession et, par suite, de porter atteinte au droit de propriété, au motif que la sanction de déchéance s’appliquait nonobstant l’accomplissement de diligences par le titulaire du droit de rétrocession ou une éventuelle inertie de l’autorité expropriante.
La Cour a ensuite indiqué que cette atteinte pouvait être considérée comme disproportionnée au motif que le délai d’un mois paraissait incompatible avec les délais usuels d’établissement d’un acte authentique et, le cas échéant, de souscription d’un prêt bancaire.
La question a été transmise au Conseil constitutionnel le 10 septembre 2024, dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958.
Après avoir siégé en audience publique le 13 novembre 2024 dans les locaux de la cour d’appel de Rennes[2], le Conseil constitutionnel a déclaré l’article L. 421-3 du code de l’expropriation conforme à la Constitution en formulant une réserve d’interprétation.
Le Conseil constitutionnel a d’abord observé que l’encadrement de l’exercice du droit de rétrocession par l’article L. 421-3 du code de l’expropriation vise à prévenir l’inaction de son titulaire.
Relevant que ce délai court, une fois que l’intéressé a fait valoir son droit de rétrocession, à compter d’un accord sur le prix ou une décision de justice, le Conseil constitutionnel en déduit que les dispositions contestées ne font pas obstacle, par elles-mêmes, à l’exercice du droit de rétrocession.
Dans le point 9 de sa décision, le Conseil constitutionnel pose néanmoins la réserve d’interprétation suivante : les dispositions de l’article L. 421-3 du code de l’expropriation ne peuvent être interprétées comme permettant la déchéance du droit de rétrocession lorsque le non-respect du délai prescrit n’est pas imputable à son titulaire.
Sous cette réserve, le Conseil constitutionnel considère que les dispositions de l’article L. 421-3 du code de l’expropriation ne privent pas de garanties légales les exigences constitutionnelles résultant de l’article 17 de la Déclaration de 1789, écarte le grief tiré de la méconnaissance de ces exigences et déclare conformes à la Constitution les dispositions contestées.
L’article 62 de la Constitution relatif à l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel s’appliquant aux réserves d’interprétation[3], le juge judiciaire, compétent pour connaître des modalités d’exécution de la rétrocession (Tribunal des conflits, 12 janvier 1987, , Préfet de l’Aveyron, n° 2445 bis), devra tenir compte des diligences accomplies par le titulaire du droit de rétrocession et de l’éventuelle inertie de l’autorité expropriante.
Le juge devra écarter l’opposabilité de la déchéance dès lors que le défaut de signature du contrat de rachat ou de paiement du prix dans le mois de sa fixation n’est pas imputable au titulaire du droit de rétrocession.
[1] Le droit de rétrocession est applicable aux biens acquis par cession amiable après déclaration d’utilité publique (Cour de Cassation, Assemblée plénière, du 24 avril 1970, n° 68-10.927 ; Cour de Cassation, Chambre civile 3, du 7 février 2001, n° 99-13.507) ou antérieurement à la déclaration d’utilité publique et dont il a été donné acte par ordonnance du juge de l’expropriation (Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 24 septembre 2008, n° 07-13.972).
[2] Le Conseil constitutionnel a indiqué que : « Cette onzième audience publique hors les murs répond à la volonté du Président Laurent Fabius de faire mieux connaître le Conseil et ces « questions citoyennes » que sont les questions prioritaires de constitutionnalité. » (Conseil constitutionnel, Audience publique de question prioritaire de constitutionnalité : le Conseil constitutionnel siège à Rennes le 13 novembre 2024, Actualité, 28 octobre 2024).
[3] M. Guillaume, L’autorité des décisions du Conseil constitutionnel : vers de nouveaux équilibres ?, Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 30, Dossier : Autorité des décisions, janvier 2011.