La construction de logements sociaux peut-elle être reconnue comme une raison impérative d’intérêt public majeur ?

Précisions du juge administratif sur la conciliation entre les objectifs de préservation des espèces protégées et de réponse aux besoins en logements Par une décision du 29 janvier 2025[1], le Conseil d’État a précisé les conditions dans lesquelles un projet de construction de logements sociaux répond à une raison impérative d’intérêt public majeur, première des […]

Publié le 15/07/2025

  • Environnement

Précisions du juge administratif sur la conciliation entre les objectifs de préservation des espèces protégées et de réponse aux besoins en logements

Par une décision du 29 janvier 2025[1], le Conseil d’État a précisé les conditions dans lesquelles un projet de construction de logements sociaux répond à une raison impérative d’intérêt public majeur, première des trois conditions nécessaires à l’octroi d’une dérogation à l’interdiction de porter atteinte à la protection d’espèces protégées et de leurs habitats.

  1. Dans cette affaire, des sociétés anonymes d’habitat à loyer modéré avaient obtenu des permis de construire portant sur l’édification de trois bâtiments d’une hauteur de trois ou quatre étages, comprenant soixante logements locatifs sociaux et dix-huit logements en accession sociale, sur une emprise de 6 000 mètres carrés située sur le territoire d’une commune de 14 761 habitants.

Ces sociétés avaient déposé auprès du préfet de département une demande de dérogation au régime de protection des espèces prévu par l’article L. 411-1 du code de l’environnement, en raison de la présence de spécimens de Salamandres tachetées à proximité du terrain d’assiette de leur projet.

  1. Par deux arrêtés, le préfet a autorisé les pétitionnaires à déroger à l’interdiction de capture temporaire avec relâché et de destruction des spécimens de Salamandres tachetées, au motif que ce projet répondait à des raisons impératives d’intérêt public majeur en contribuant à l’atteinte des objectifs du programme local de l’habitat et du quota de logements sociaux définis par la loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, tout en limitant l’étalement urbain sur les terres agricoles.
  2. Un recours gracieux a été formé contre ces arrêtés, que le préfet a rejeté par deux décisions expresses.
  3. Le tribunal administratif de Nancy, saisi de deux requêtes en annulation dirigées contre ces décisions, les a annulées par un jugement n° 1901302, 1901303 du 30 octobre 2020.

Les sociétés pétitionnaires ont fait appel de ce jugement.

  1. La cour administrative d’appel de Nancy[2] a estimé, d’une part, que ce projet privé n’était pas « nécessaire » pour atteindre les objectifs d’intérêt public d’aménagement durable et de politique du logement social, aux motifs que :
  • La commune satisfaisait, à la date de l’octroi de la dérogation, aux exigences de la loi solidarité et renouvellement urbains ;
  • Il n’était pas établi que ces objectifs ne pouvaient être atteints qu’au détriment des terres agricoles environnantes ;
  • Il n’était pas démontré que la métropole et le secteur auquel appartenait la commune en particulier connaissaient une situation de tension particulière en matière de logement social en raison d’une hausse démographique prévisible et d’un besoin non satisfait.

D’autre part, il n’était pas établi, selon la Cour, que ce projet n’aurait pas pu être réalisé sur une emprise foncière moins attentatoire à la conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage, les sites permettant le développement de ce type de projets n’étant pas inexistants sur le territoire de la commune et de la métropole.

La Cour en a déduit que le projet en cause ne répondait pas à une raison impérative d’intérêt public majeur « suffisante » pour justifier qu’il soit dérogé à la législation assurant l’objectif de conservation de la faune sauvage et a rejeté la requête d’appel dirigée contre le jugement.

  1. Dans ses conclusions[3] sur le pourvoi formé contre cet arrêt, le rapporteur public a d’abord rappelé qu’un projet de construction de logements sociaux ne bénéficiait ni du régime de présomption de raison impérative d’intérêt public majeur propre aux installations de production d’énergie renouvelable[4], ni du régime de reconnaissance anticipée de raison impérative d’intérêt public majeur applicable aux projets industriels d’intérêt national majeur pour la transition écologique ou la souveraineté nationale [5].

Pour l’examen de la satisfaction des conditions de dérogation aux interdictions de destruction d’espèces protégées et de leurs habitats, le rapporteur public a rappelé que l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur fait l’objet de la première étape de cet examen et s’apprécie de manière autonome par rapport aux deux autres conditions définies à l’article L. 411-2 du code de l’environnement, tenant à l’absence d’autre solution satisfaisante et au fait que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.

Selon le rapporteur public, la Cour a donc commis une erreur de droit en relevant, au titre de l’examen de l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur, que les objectifs du projet pouvaient être atteints sans porter atteinte aux terres agricoles environnantes et que les sites permettant le développement de ce type de projets n’étaient pas inexistants sur le territoire de la commune et de la métropole.

Le rapporteur public a ensuite relevé une erreur de qualification juridique des faits, observant que « l’intérêt public qui s’attache à la construction de logements sociaux ne nous paraît pas se prêter à une approche pointilliste à court terme, et un léger dépassement du seuil légal à l’instant t faire obstacle à la reconnaissance de la RIIPM. »

Trois circonstances permettent, selon le rapporteur public, de décorréler l’absence d’atteinte des objectifs de production de logements sociaux et l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur.

  • La problématique de construction de logements sociaux appelle une approche de long terme.
  • Les seuils légaux de 20 ou 25 % prescrits par l’article L. 302-5 du code de la construction et de l’habitation constituent des seuils à atteindre et non des plafonds[6].
  • Le projet en cause s’inscrit en cohérence avec les politiques publiques locales[7].

Suivant la seconde étape de ce raisonnement, le Conseil d’État a retenu le motif tiré de l’erreur de qualification juridique des faits pour censurer l’arrêt de la Cour, dès lors que :

  • La construction des logements était en l’espèce destinée soit à permettre à une population modeste d’accéder à la propriété, soit à assurer le logement des populations les plus fragiles ;
  • Le taux de logements sociaux de la commune, observé sur une période significative de dix ans, était « structurellement » inférieur à l’objectif de 20 % fixé par le législateur et l’un des plus faibles de la métropole ;
  • En tout état de cause, les objectifs fixés par la loi en termes de logements locatifs sociaux constituent des seuils à atteindre et non des plafonds.

Ainsi, l’appréciation in concreto de l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur est maintenue, un projet de construction de logements sociaux n’étant pas présumé recevoir cette qualification.

Cependant, il n’est pas « nécessaire de justifier d’une situation critique »[8] pour bénéficier d’une dérogation aux interdictions de destruction d’espèces protégées et de leurs habitats, les objectifs fixés par la loi en termes de logements locatifs sociaux constituant des seuils à atteindre et non des plafonds.

[1] Conseil d’État, 6ème – 5ème chambres réunies, 29/01/2025, n° 489718.

[2] CAA de NANCY, 1ère chambre, 28/09/2023, n° 20NC03693.

[3] N. Agnoux, conclusions sur Conseil d’Etat, 6ème et 5ème chambres réunies, 29 janvier 2025, Société Batigère Habitat, n° 489718.

[4] Article L. 211-2-1 du code de l’énergie, créé par l’article 19 de la loi n° 2023-175 du 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables.

[5] Article L. 411-2-1 du code de l’environnement, dans sa version modifiée par l’article 19 de la loi n° 2023-973 du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte.

[6] Le rapporteur public proposait ainsi de transposer le raisonnement suivi par le Conseil d’État en matière d’exercice du droit de préemption : « la société requérante ne saurait utilement soutenir que la mise en œuvre du droit de préemption ne répondrait pas à un intérêt général suffisant du seul fait que la commune concernée ait atteint les objectifs fixés par les dispositions de l’article L. 302-5 du code de la construction et de l’habitation en termes de logements locatifs sociaux, lesquels constituent des seuils à atteindre et non des plafonds » (Conseil d’État, 1ère – 4ème chambres réunies, 30/06/2023, n° 468543).

[7] En effet, l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur peut être étayée par la réglementation, les politiques publiques nationales ainsi que les plans et programmes applicables au territoire concerné (Conseil d’État, 6ème – 5ème chambres réunies, 28/12/2022, n° 447229 CAA de LYON, 3ème chambre, 12/10/2022, n° 20LY00126 ; Tribunal administratif de Rennes, 3ème chambre, 8 février 2024, n° 2105576.

[8] N. Agnoux, conclusions sur Conseil d’Etat, 6ème et 5ème chambres réunies, 29 janvier 2025, Société Batigère Habitat, n° 489718, page 5.

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