Indemnisation par une personne publique : « Tout le préjudice, rien que le préjudice »

Commentaire de la décision n°455186 SOCIETE GRASSE-VACANCES du Conseil d’Etat en date du 16 décembre 2022 (classement A)   Par sa décision du 16 décembre 2022 (n°455186), le Conseil d’Etat précise les modalités d’indemnisation amiable du cocontractant de l’administration qui a subi un préjudice, en cas de résiliation d’un contrat administratif ou dans le cadre […]

Publié le 23/01/2023

Commentaire de la décision n°455186 SOCIETE GRASSE-VACANCES du Conseil d’Etat en date du 16 décembre 2022 (classement A)

 

Par sa décision du 16 décembre 2022 (n°455186), le Conseil d’Etat précise les modalités d’indemnisation amiable du cocontractant de l’administration qui a subi un préjudice, en cas de résiliation d’un contrat administratif ou dans le cadre d’une transaction. Guidé par l’exigence du bon emploi des deniers publics, et pour caractériser l’existence d’une libéralité, il abandonne la notion de disproportion manifeste entre l’indemnité fixée et le montant du préjudice subi par le cocontractant de l’administration, au profit d’une analyse poussée de l’indemnité prévue au regard, d’une part, de la nécessité de réparer l’entier préjudice subi et, d’autre part, de l’impossibilité d’excéder le montant dudit préjudice. Une telle décision peut porter à conséquence dans de nombreux domaines donnant lieu à négociation par les personnes publiques.

 

 

Le rappel de l’interdiction de consentir des libéralités

Lorsque l’administration transige pour régler un litige pour lequel sa responsabilité est mise en cause, elle ne peut accorder une indemnité que si sa responsabilité est établie et pour les seuls chefs de préjudice effectivement indemnisables. Cette règle ressort d’une jurisprudence ancienne selon laquelle une personne publique ne peut pas être condamnée à payer une somme qu’elle ne doit pas (CE, 19 mars 1971, « Mergui », n°79962). Elle est d’ordre public (CE, 11 juillet 1980, n° 16149).

 

L’avis du 6 décembre 2002 (n°249153) rendu par le Conseil d’Etat indique que le juge, saisi d’une contestation ou d’une homologation relative à une transaction, vérifie, notamment, que la transaction ne constitue pas de la part de la collectivité publique intéressée une libéralité.

 

En effet, l’absence de concessions réciproques entre les parties peut s’analyser en une libéralité (Conseil d’État, Assemblée, 11 juillet 2008, n°287354).

 

La jurisprudence relative à l’interdiction de consentir des libéralités dans le cadre d’une transaction est transposable aux cas de résiliations de contrats administratifs.

 

En effet, la résiliation des contrats administratifs peut donner à l’indemnisation par l’administration du cocontractant.

 

En la matière, le Conseil d’Etat (4 mai 2011, n°334280) a pu juger que « l’étendue et les modalités de cette indemnisation peuvent être déterminées par les stipulations du contrat », mais « sous réserve qu’il n’en résulte pas, au détriment d’une personne publique, une disproportion manifeste entre l’indemnité ainsi fixée et le montant du préjudice résultant, pour le concessionnaire, des dépenses qu’il a exposées et du gain dont il a été privé ».

 

La notion de « disproportion manifeste » irriguait donc le contentieux des contrats administratifs, y compris celui relatif aux transactions (qui sont, en réalité, des contrats administratifs : cf par ex. Tribunal des Conflits, 18 juin 2007, n°C3600, et Conseil d’État, 18 mars 2019, n° 403465).

 

 

De la « disproportion manifeste » à l’interdiction de versement d’une indemnité « excédant le préjudice subi »

La décision commentée est importante car elle a pour effet de préciser cette notion en exigeant que l’indemnisation du cocontractant n’excède pas « le montant du préjudice qu’il a subi résultant du gain dont il a été privé ainsi que des dépenses qu’il a normalement exposées et qui n’ont pas été couvertes en raison de la résiliation du contrat ».

 

En l’espèce, la Commune de Grasse et la société Grasse-vacances ont conclu un bail emphytéotique le 9 février 1966 pour une durée de soixante ans. Dans le cadre de ce bail, la la société a loué à la Commune un terrain d’environ dix-sept pour l’établissement d’un village de vacances. Par une délibération du 20 septembre 2016, le conseil municipal de Grasse a autorisé le maire à résilier ce contrat, en accord avec l’emphytéote, en contrepartie du versement à la société, à titre d’indemnité, de la somme de 1 700 000 euros. Des conseillers municipaux d’opposition ont formé un recours à l’encontre de cette délibération. Le tribunal administratif de Nice leur a donné raison et a annulé ladite délibération. La cour administrative d’appel de Marseille a ensuite rejeté l’appel interjeté à l’encontre du jugement et la société s’est, en conséquence, pourvue en cassation.

 

Le Conseil d’Etat censure le raisonnement de la cour, qui avait jugé « qu’en raison de l’obligation faite aux preneurs d’aménager et d’exploiter un village de vacances sur le site, le manque à gagner résultant de la résiliation anticipée du contrat du 9 février 1966 ne pouvait correspondre qu’à la perte du bénéfice qui pouvait être escompté de l’exploitation du site pour la durée du contrat restant à courir ». Il considère que la cour n’a pas tenu compte « du prix qu’il pouvait tirer de la cession des droits qu’il tenait du bail, afin de retenir le plus élevé des deux montants correspondant soit au bénéfice escompté de l’exploitation du site pour la durée du contrat restant à courir soit à la valeur des droits issus du bail ».

 

Il résulte tant du nouveau considérant de principe élaboré par le Conseil d’Etat, et de la solution d’espèce dégagée dans le cadre de la même décision, que l’analyse d’une « disproportion manifeste » entre l’indemnité allouée et la consistance du préjudice subi laisse place à l’appréciation de deux conditions cumulatives :

•  D’une part, l’impossibilité pour la personne publique de prévoir une indemnisation inférieure à celle que son cocontractant pouvait légitimement espérer ;

•  D’autre part, l’interdiction de verser une indemnité supérieure au montant du préjudice qu’il a réellement subi.

L’évolution de la jurisprudence oblige alors les parties à prévoir, dans le cadre d’un rapport amiable, une indemnité correspondant précisément au préjudice subi, cette notion apparaissant plus restrictive que la notion de « disproportion manifeste ».

 

La précision apportée par cette décision a notamment pour but de préserver les deniers publics d’une indemnisation inutilement excessive du préjudice subi par le cocontractant.

 

Elle n’est guère étonnante puisque le Conseil d’Etat considère, depuis 2016, que les concessions réciproques consenties par les parties dans le cadre d’une transaction doivent être appréciées de manière globale, et non en recherchant si, pour chaque chef de préjudice pris isolément, les indemnités négociées ne sont pas manifestement disproportionnées (CE, 9 décembre 2016, n°391840).

 

 

Sur l’application de ce principe aux négociations foncières

On peut légitimement penser que la règle issue de la décision commentée peut trouver à s’appliquer dans le cadre d’autres matières donnant souvent lieu à la fixation amiable d’indemnités, telles que celles relatives aux problématiques foncières.

 

En effet, l’acquisition (ou la cession) de foncier par les personnes publiques donnent très souvent lieu à des protocoles d’accord transactionnels ou, dans le cadre d’une expropriation, des traités d’adhésion à l’ordonnance d’expropriation, déterminant, notamment, les indemnités dues à la personne lésée.

 

Une telle décision ne peut qu’inciter les personnes publiques à redoubler de vigilance dans la négociation menée, afin de ne pas verser d’indemnités indues qui pourraient être analysées en libéralités.

 

Encore faut-il pouvoir déterminer avec précision la réalité du préjudice subi, ce qui est, s’agissant des sujets fonciers, éminemment complexe, tant ils sont soumis à des circonstances fluctuantes (évolution du prix de l’immobilier, circonstances géographiques, topographiques, démographiques et sociales, modifications des documents de planification urbaine, conséquences d’un portage foncier, évolution de la date de référence etc).

 

Ainsi, dans le cadre d’une expropriation, s’il est possible de déterminer la valeur d’une parcelle par référence à l’avis de la Direction Immobilière de l’Etat, encore faut-il pouvoir déterminer avec précisions les indemnités accessoires à prévoir (indemnités pour dépréciation du surplus, indemnité d’éviction…) ou les abattements à opérer (coût de la démolition d’un bâti en ruines…). Il en est de même pour la détermination des indemnités dues aux locataires de biens ou de terrains expropriés (indemnités d’éviction, correspondant à la valeur du fonds ou à une indemnité de transfert, indemnités pour trouble commercial ou, dans le cadre de terrains agricoles, indemnités pour perte de récoltes, indemnités pour difficultés d’exploitation, etc.).

 

Par sa décision, le Conseil d’Etat limite donc, aussi bien pour les personnes publiques que pour ses cocontractants, la marge de manœuvre relative à la détermination de l’indemnisation du préjudice subi.

 

En définitive, les personnes publiques devront indemniser tout le préjudice, mais rien que le préjudice.

 

 

Par Guillaume Mériaux, Avocat

 

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